• La guillotine sévit toujours et rapporte

     

    Jacob Vrel Fondation Custodia collection Lugt guillotine

    La guillotine sévit toujours 

     

     

     

    Après le plaidoyer convaincant, paru en page 21 du numéro d’avril de Barricades ,  pour la défense de l’intégrité sanguinolente de la Marseillaise et  le respect du droit moral absolu de son abruti d’auteur, j’ose à peine apporter ma larme au fleuve impétueux de ce moulin. Mais bon, j’ose.

     

     

     

    Je viens d’admirer, à l’Institut néerlandais, 121 rue de Lille, la collection Frits Lugt. Y figure un superbe tableau de Jacob Vrel intitulé « Femme à la fenêtre faisant un signe à une fillette ».

     

    Le spectateur est situé dans une pièce presque vide. Au fond de celle-ci (et du tableau), on voit de dos une femme dont l’empâtement et la main ridée font deviner le grand âge, assise et penchée contre une grande fenêtre. Elle s’incline vers une petite fille qui se tient contre la fenêtre mais à l’extérieur dans la nuit noire, et la femme pose sa main sur la fenêtre comme si elle voulait toucher l’enfant. Semble-t-il pour s’approcher mieux, elle a basculé son austère fauteuil de bois dangereusement, jusqu’au bord de la chute.

     

    Derrière la paroi translucide, la fillette inatteignable est grave, fripée comme si elle était la vieille elle-même, pâle comme un fantôme, noyée dans la nuit qui n’est éclairée qu’en haut à droite de la fenêtre par une lumière blafarde, blanche.

     

    Dans la pièce ne se trouvent ni meuble, ni tableau, ni tapis, mais seulement, sur un sol sans ornement, un papier chiffonné qui porte la signature du peintre, représentée volontairement presque effacée.  La fenêtre est noire, les murs sont blancs, les armatures métalliques des carreaux  dessinent une architecture de vitraux, tout évoque l’atmosphère rigolote d’une église protestante de ce XVIIe siècle. On ne voit seulement que, au-dessus de la fenêtre, un grand plat de cuivre luisant, entouré de huit plats d’étain, et sur le mur un clou qui ne porte rien.

     

     

     

    De cette œuvre, aussi frappante qu’une chronique de Barricades, la Fondation Custodia (qui gère la collection) vend une reproduction carrée qui ne précise pas qu’elle n’en reproduit qu’un détail. La reproduction s’arrête au ras du haut de la fenêtre, on ne voit ni les plats ni le clou, et le vide et le silence de la pièce coupée dans sa profondeur ne sont plus si poignants.

     

     

     

    Or comment ne pas voir qu’en tronquant l’œuvre la Fondation tronque le message et sa force qui ne peuvent naître que de la combinaison de tous ses éléments? A l’évidence le tableau parle de la Mort, du Temps qui détruit tout, de Dieu et de la Foi, et peut-être du doute, en la Résurrection éternelle. Car que le Grand Croc me crique si le tableau ne dit pas: que la vieillesse met à jamais la jeunesse (et sa propre jeunesse) hors d’atteinte dans cette insupportable souffrance de la voir vivre chaque jour à portée de main (et de la sentir palpitante encore et mourante au fond de soi) ;  qu’elle est une perte de toutes choses qui nous laisse dans une pièce de plus en plus vide ; que le temps qui passe efface le souvenir du peintre quel que soit son génie et que tout espoir de gloire posthume, tout, est vanité ; que de l’autre côté de la fenêtre, la nuit noire signifie le Néant ,  la lumière blanche la Mort, et que penser cet autre monde se fait rarement sans angoisse ; que le plat de cuivre et sa lumière d’or signifient la présence de Dieu ;  que les huit plats représentent la promesse de la résurrection éternelle*, que le clou représente la Crucifixion, que l’inutilité temporelle de ce clou placé par le peintre entre Dieu et le Néant (les plats et la nuit), situe le sacrifice du Christ entre la vérité de la Résurrection et l’apaisement de la Foi d’un côté, et le doute désespéré de l’Homme face à la réalité de la Mort, de l’autre.

     

     

     

    Ainsi la Fondation Custodia, chargée de gérer la collection de M. Lugt, rend hommage à Jacob Vrel en même temps qu’elle le décapite. Aaargh ! Observons que cet assassinat est commis à des fins mercantiles (le format carré est des plus à la mode) et qu’il n’est pas le seul. Des milliers d’œuvres sont désormais reproduites sectionnées comme des quartiers de bœuf (hallal ou non) pour entrer dans des formats rentables et il est rarement précisé au dos « détail ». Cette désinvolture a de beaux jours devant elle, les éditeurs castrateurs ayant peu à redouter de la descendance des peintres des siècles antérieurs au XXe s. Une seule solution, un seul conseil donc aux créateurs : ne mourez jamais !

     

     

     

    Si vous pensez que je délire, voyez également de Jacob Vrel : « Intérieur avec une femme peignant une petite fille ». Pièce vide de meubles également  sinon la chaise où l’on voit de dos une petite fille qui semble résumée à sa longue chevelure blonde comme celle d’une Marie-Madeleine (et qui n’est pas sans évoquer Balthus),  au sol un cerceau d’un bois qui porte des échardes, traversé d’un bâton (la couronne du Christ et la lance du légionnaire, et comment ne pas penser à Tapiès , hein, je vous le demande ?) un autre enfant, le fils sans doute de cette femme, sans père apparent. Lui  et la femme, tournés vers la porte grand ouverte, regardent vers l’extérieur d’où provient une lumière intense qui illumine toute la pièce. Sur le mur nu un manteau vide, sans ornement, pendu à un clou encore caché. Une version de l’Annonciation d’un sacrifice encore ignoré ? Que ceux qui ont classé Jacob Vrel dans les « peintres  de genre un peu naïfs du siècle d’or néerlandais », mangent leur poids de clous !

     

     

     

    Ceci éructé, je précise qu’en même temps que cette collection Lugt, l’Institut néerlandais exposait des dessins contemporains « surréalistes » qui valaient eux aussi le détour (là encore le même irrespect, certains titres anglais et hollandais n’étaient pas traduits. Fatiguez-vous, pauvres peintres, à donner des titres !). Les deux expositions sont terminées à l’heure où vous vous précipitez sur ce numéro que vous venez de trouver dans votre boîte aux lettres puisque vous êtes abonnés. Mais vous pouvez sans doute retrouver sur la toile ou dans les bonnes librairies et médiathèques, des gens comme Charles Avery, Chris Hipkiss, Hans de Wit, Oscar Camilo de las Flores, Peter Feiler, Robert McNally, Ewoud van Rijn, Kinke Kooi. Bons voyages.

     

     

     

    Christine Traxeler

     

    *« Le huitième jour succède aux six jours de la création et au sabbat. Il annonce l’ère future éternelle ; il comporte non seulement la résurrection du Christ, mais celle de l’homme. Si le chiffre 7 est surtout le nombre de l’Ancien Testament, le 8 correspond au Nouveau. Il annonce la béatitude du siècle futur » Dictionnaire des Symboles, Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, éd. Seghers 1974.

     


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